Philippe Corcuff. « Une extrême-droitisation structurée par un confusionnisme durable » (La Marseillaise)

Alors que la présence de l’extrême droite s’affirme dans l’espace public, Philippe Corcuff, sociologue, philosophe politique et professeur à Sciences Po Lyon, analyse les ressorts profonds de cette banalisation. Philippe Corcuff, auteur de « La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées » (Textuel, 2021), prépare un nouvel ouvrage intitulé « Réinventer l’émancipation », consacré à la reconstruction d’un imaginaire de gauche face à la montée des droites radicales. Entretien.

La Marseillaise : Comment qualifiez-vous la période actuelle : simple « banalisation » ou quelque chose de plus profond ?

Philippe Corcuff : Nous sommes dans une phase d’extrême-droitisation amorcée en France dès 1983-1984, marquée par 2002, puis renforcée depuis la dernière Présidentielle et les Législatives. L’extrême droite n’est pas majoritaire, mais elle est devenue la force la plus importante. Cette dynamique est internationale, avec la Hongrie d’Orbán, l’Italie ou les États-Unis par exemple. En France, elle s’adosse à ce que j’ai appelé dans La Grande confusion un « confusionnisme » : des interférences croissantes entre thèmes d’extrême droite, de droite et parfois de gauche.

La Marseillaise : Justement, qu’entendez-vous par « confusionnisme » ?

Philippe Corcuff : Une aimantation des débats par l’extrême droite, facilitée par l’effondrement des gauches. Le pôle communiste et le pôle social-démocrate, dominants au XXe siècle, se sont marginalisés, comme on l’a vu à la Présidentielle. Dans ce vide, l’extrême droite a réinvesti la question sociale avec un lexique nationaliste xénophobe, tandis qu’une droite sarkozyste a importé des thèmes d’identité nationale, d’islam et d’insécurité au cœur de l’agenda. À cela s’ajoute une galaxie ultraconservatrice (Zemmour, Renaud Camus avec le « grand remplacement ») qui a d’abord prospéré dans des cercles intellectuels avant de diffuser à grande échelle (CNews, etc.). C’est d’ailleurs intéressant de voir que ces milieux ont été précurseurs sur internet : Soral, Dieudonné, puis une génération de youtubeurs mêlant virilisme, xénophobie et formats courts. La gauche, longtemps accrochée à l’écrit, a pris du retard.

La Marseillaise : Sarkozy a brouillé les repères. Macron a-t-il donné, selon vous, le « coup de grâce » ?

Philippe Corcuff : Le premier à vraiment porter ce confusionnisme au pouvoir est effectivement Sarkozy, à l’Intérieur puis en tant que président, avec le « Karcher », le thème de l’identité nationale ou la menace musulmane. Ce sont des thématiques traditionnellement d’extrême-droite, mais insufflées au cœur du débat public de manière soft par un homme de droite. Il fait cela de manière particulièrement perverse puisqu’il fait venir des ministres socialistes, et il nomme un ancien dirigeant socialiste pour diriger le ministère de l’identité nationale. Et puis, il met du Jaurès et du Antonio Gramsci dans ses discours, il fait lire dans les écoles la lettre du résistant communiste Guy Môquet. Il brouille vraiment les frontières. Actuellement, les deux locuteurs les plus confusionnistes, dans mon analyse, sont Macron et Mélenchon, mais pas au même niveau. Chez Macron, le basculement intervient fin 2018, avec les Gilets jaunes : émergence d’un triptyque immigration-laïcité-identité, loi sur le « séparatisme », et sarkozysation durable du discours. Paradoxe : il est élu deux fois contre l’extrême droite au second tour, tout en légitimant plusieurs de ses thèmes. Mélenchon, lui, fait parfois appel, lorsqu’il est en difficulté, à des schémas conspirationnistes qui sont habituellement une méthode d’extrême-droite.

La Marseillaise : L’intimidation est-elle devenue un levier de la banalisation de l’extrême droite ?

Philippe Corcuff : Concernant les procédures bâillon, l’extrême droite a su développer une capacité accrue à instrumentaliser le droit. Ces actions n’aboutissent pas toujours, Marine Le Pen a déjà perdu plusieurs procès. Mais elles intimident des rédactions précaires : même gagnée, une procédure coûte cher. Ce sont des pressions douces qui visent à marginaliser les voix critiques et à présenter l’extrême droite comme une force politique « normale ». Dans la rue aussi, les signaux se multiplient. Ces actions visibles relèvent surtout d’une logique d’intimidation. Le RN joue un double jeu : il profite de la pression symbolique des groupes identitaires plus violents tout en s’en distanciant au nom de la légalité, ce qui peut lui servir électoralement. On observe également une porosité croissante avec la droite classique, de Dupont-Aignan à Ciotti, jusqu’aux calculs de Bolloré. L’objectif est clair : briser le vieux cordon sanitaire.

La Marseillaise : Cette extrême-droitisation est-elle réversible ?

Philippe Corcuff : Rien n’est écrit, mais je suis pessimiste à court terme. L’extrême droite a appris de ses échecs et sait se stabiliser : regardez l’Italie ou la Hongrie, avec un Orbán qui est en place depuis près de 15 ans. En face, il manque un imaginaire commun de gauche : un bain culturel fait de valeurs, d’images, d’émotions partagées, autrefois porté par de vastes partis militants et des réseaux d’éducation populaire. Aujourd’hui, les organisations sont faibles, obsédées par la Présidentielle, et l’espace culturel est saturé par les questions identitaires. Sans laboratoires intellectuels et sociaux hors partis, difficiles à discerner en France, l’alternative restera fragmentée. Réversible ? Oui, théoriquement, mais cela suppose de réinventer l’émancipation et de reconstruire un imaginaire à la hauteur.

Propos recueillis par Axel Jolidon (La Marseillaise, le 24 octobre 2025)

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